Personne de sa connaissance n’est jamais sorti de Monade Urbaine 116. Dans les galeries souterraines, les convois acheminent, inlassablement et automatiquement, les denrées alimentaires dans les monades et repartent chargés de machines et de produits manufacturés.
(Robert Silverberg, Les Monnades urbaines)
Introduction
750 millions de citadins en 1950, 4,2 milliards actuellement et 6,7 milliards en 2050 (près de 70 % de la population mondiale) : l'homme est devenu un citadin... alors que la ville ne représente que 2 % de la surface du globe. Cette croissance urbaine a été accompagnée par le cinéma, « à la fois spectacle dans la ville et spectacle de la ville »(1). L'importance de la ville dans le cinéma en général et de science-fiction en particulier n'est plus à démontrer. La science-fiction dans son expression cinématographique a abondamment mis en scène la ville... pour, le plus souvent, en faire un espace peu engageant, bref, une vision dystopique qui, jusqu'aux années 50 est celle d'un cinéma géographiquement diversifié, mais qui sera ensuite essentiellement américain.
Nous verrons tout d'abord que la SF a mis en scène des villes dystopiques puis nous comparerons les images de la ville avec ce que nous dit la géographie.
A- Etudes de cas : Métropolis de Fritz Lang et Blade Runner de Ridley Scott
1) Métropolis, Fritz Lang, 1927
(1) OLAGNIER, Pierre-Jacques. Les imaginaires urbains du cinéma de science-fiction ou le leitmotive de la figure de la ville dystopique. In Imaginaires urbains, utopies et modèles : inventer le XXI° siècle ? Revue Urbia, n°19, 2016.
(2) voir par exemple le projet dit « plan Voisin » de Le Corbusier : https://fr.wikipedia.org/wiki/Plan_Voisin
(4) Dans le dénouement de la version projetée en 1982 Rick et Rachel fuient la ville cauchemardesque vers une campagne lumineuse
(5) OLAGNIER, Pierre-Jacques. Les imaginaires urbains du cinéma de science-fiction ou le leitmotive de la figure de la ville dystopique. In Imaginaires urbains, utopies et modèles : inventer le XXI° siècle ? Revue Urbia, n°19, 2016.
(7) Par exemple sur le site géoconfluences : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/etalement-urbain-urban-sprawl-expansion-urbaine
(8) Voir par exemple, pour la France http://www.urbanisme-puca.gouv.fr/vers-des-politiques-publiques-de-densification-et-a275.html
Galerie de dictateurs-dirigeants : le Père (Equilibrium) ; Snow (Hunger Games ; The old man (Robocop) et Nova (Battle Angel).
Mike Davis(3) montre que la vision sombrissime du Los Angeles du film a été utilisée par la municipalité de cette ville pour faire la promotion de sa (future) politique urbaine : en gros « si on ne fait rien, voilà à quoi ressemblera notre ville ». Mike Davis démontre que cette vision ne tient aucun compte des évolutions en cours dans cette ville comme dans de nombreuses autres mégapoles. Au travers de cette analyse nous voyons que la ville dystopique véhicule un discours (s'apparentant à de l'urbaphobie) qu'il sera nécessaire de décrypter(4).
Fritz Lang avait posé les bases dystopiques de la représentation de la ville, Ridley Scott, en adaptant le roman de Philip K. Dick (Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, 1968) l'amplifie selon une approche Cyberpunk et tech noir, esthétiques majeures de la SF de cette période. Los Angeles en 2019 se caractérise ainsi:
B- La ville dans le cinéma de SF
1) La ville-décor
Dans de nombreux films de SF, surtout américains, jusqu'aux années 80, la ville est mise en scène comme décor. On peut retenir 2 types de représentation :
3 ans après La Cité foudroyée (1924) de Luitz-Morat, Fritz Lang réalise Métropolis qui deviendra la matrice des films de dystopie urbaine : une ville pensée par la modernité mais abritant une société déshumanisée. Le film fut un échec commercial lors de sa sortie, malgré les coupes que fit Lang sur le projet initial (qui fut reconstitué en 2010 après de longues recherches). Il acquit, par la suite, le statut de film-culte, inscrit au patrimoine culturel mondial de l'humanité, et source d'inspiration pour de nombreux artistes, Ridley Scott en tête pour son Blade Runner. Le film témoigne à la fois du courant expressionniste allemand et de la puissance économique retrouvée de ce pays (la UFA produit le film pour une somme colossale pour l'époque... et frôlera la faillite). Il témoigne aussi du dynamisme de l'architecture à cette époque qui préfigure les grandes rénovations urbaines de l'après-guerre(2). Fritz Lang pose les bases de la représentation cinématographique de la ville du futur :
Métropolis devient donc un modèle quasi idéologique de la ville du futur (rappelons que la ville de Superman c'est... Métropolis) que Ridley Scott reprendra en partie dans Blade Runner en 1982.
2) Blade Runner, Ridley Scott, 1982
2) Au delà de la ville-décor
Pour que le récit de SF fonctionne il faut créer une distance entre l'imaginaire urbain du film et les représentations du spectateur. Cette mise à distance fonctionne selon 2 principes :
New-York est la ville la plus présente dans les films de SF, directement (New-York 1997 de John Carpenter, 1981) ; Je suis une légende, de Francis Lawrence, 2007 ; etc.) ou indirectement (Gotham – Métropolis...). Dans Soleil vert (Richard Fleischer , 1974) l'action prend place en 2022 dans la ville de New York devenue une mégapole de 44 millions d’habitants. Il règne en permanence une température élevée, l’eau est rare, la faune et la flore ont quasiment disparu, la nourriture naturelle est un luxe que ne peuvent s'offrir les plus modestes réduits à manger des produits de synthèse, fournis par la multinationale Soylent.
3) La ville est dystopique
La ville du futur est l'écho des maux contemporains, une hypertrophie de quelques tares des villes actuelles. Pierre-Jacques Olagnier(5) propose une classification en 8 thèmes (ou topoï) des représentation de la ville dans le cinéma de SF. Les 2 premiers renvoient à la disparition (de la ville et de la civilisation). Dans le 1er la ville est détruite comme dans La Planète des singes (Franklin Schaffner, 1968) avec la statue de la Liberté brisée sur la plage à la fin du film ou alors la ville n'est que vestiges (sous-marins comme dans Waterworld de Kevin Costner en 1995 ou dans AI, Intelligence artificielle de Steven Spielberg en 2001). Dans le 2nd la ville est abandonnée (Je suis une légende). Les topoï suivants montrent les évolutions du fait urbain dans le futur : la ville polluée ; la ville surpeuplée ; la ville moderne et innovante ; la ville étalée ; la ville cosmopolite ; la ville ségréguée.
Nous pouvons mettre en avant quelques caractéristiques de ces villes :
A gauche, Coruscant ; à droite Le cinquième élément
Londres 2259 (Star Trek into darkness)
Comment a été pensé et concçu le Capitole (Hunger Games)
Elysium, le paradis en orbite... l'enfer sur terre
Pour finir, peut-on faire plus dystopique que la ville servant de cadre à la trilogie Matrix (Lana et Lily Wachowski, 1999 à 2003) puisque celle-ci est totalement virtuelle, une construction numérique destinée à asservir l'humanité ?
Matrix, la ville virtualisée
Conclusion
Dans cette espèce de déferlement urbaphobique rares sont les films relevant de l'utopie.
Los Angeles dans le film Her : où sont les pauvres ?
Il est intéressant de confronter les représentations de la ville de SF aux concepts et notions que la géographie urbaine proposent. En effet le caractère cinégénique de la dystopie tend à privilégier quelques thématiques des villes actuelles en les poussant (les caricaturant ?) à l’extrême : l’étalement urbain, l’insouciance environnementale, la fragmentation des espaces sociaux, l’insécurité... Confrontons les discours scientifiques (géographiques en particulier) aux représentations des villes du futur que nous avons évoqué en 1ère partie...
A) La ville : espace bâti
1) Etalement et densification
L'étalement
En se référant aux définitions couramment admises, « l'étalement urbain est l'augmentation de la superficie d'une ville, et la diminution de sa densité de population »(7). Porté par l'essor des systèmes de transport individuels (automobile) et collectifs il correspond à une colonisation de la campagne par la ville, soit par une expansion en tâche d'huile, soit par un grignotage (mitage). Ce phénomène est continu et, dans les pays occidentaux au moins, il fait l'objet de mesures destinées à la limiter et/ou le contrôler. De ce phénomène les films de SF semblent avoir retenu 2 concepts opposés :
Dans les 2 cas la SF porte un regard dubitatif sur cette expansion urbaine en offrant des visions repoussantes de cette urbanisation et en occultant totalement les phénomènes de périurbanisation (quel film montrerait un océan de pavillons individuels ?).
Coruscant (l'oecuménopole) ; la terre vue de nuit (L'oecumène)
La densification
L'étalement s'est accompagné d'une densification de l'habitat au XX° siècle : immeubles, grands ensembles, tours... Aujourd'hui la densification douce(8) apparaît comme l'une des pistes pour bâtir la ville-durable. Encore une fois le cinéma de SF n'a retenu que quelques éléments forts, et parmi eux la verticalité, ce qui n'est pas faux, au regard de certaines évolutions récentes. En effet, en 2021 devrait être inaugurée, la Kingdom Tower à Djeddah (Arabie Saoudite), première construction de plus d’un kilomètre de haut. Une course à la hauteur est engagée pour laquelle les pays émergents (Asie ; pétromonarchies...) réalisent d'immenses investissements. Si cette course à la hauteur, lors des temps les plus anciens, relevaient du pouvoir politique et religieux, actuellement elle est une preuve de dynamisme et une démonstration symbolique de puissance économique et géopolitique relevant du soft power. Et le cinéma de SF croise ces 2 approches puisqu'à l'image de de que nous avons vu plus haut la verticalité est à la fois un signe de la puissance géopolitique, de Coruscant au New-York du Cinquième élément mais aussi des allusions au passé avec le mythe de la biblique Tour de Babel (Métropolis) à la forteresse seigneuriale (la tour de la Tyrell Corporation).
La course à la hauteur
2) Modernité
Traditionnellement la ville incarne la modernité qui manque cruellement à la campagne. Dans la ville Vernienne cette modernité s'incarnait dans la fée électricité, les transports aériens, la communication ou l'ébauche de la domotique. Actuellement la modernité c'est la Smart City durable. Petit tour d'horizon...
Flux et transports
Dans les films de SF, l’image de l’autoroute bondée est remplacée par des flux aériens superposés (dès Métropolis en 1927) mais tout aussi encombrés (Galactic City de Star Wars ou New-York du Cinquième élément). La voiture autonome (type Google Car) existe mais, la plupart du temps, un robot bien humanoïde la pilote (Total recall de Paul Verhoven, 1990).
Smart City
L'urbanisme technologique promet des cités hyper-connectées (Big Data) et durables. L'autosuffisance énergétique et alimentaire est visée (fermes hydroponiques, solaire, fab labs, etc.). Voilà des sujets que la production cinématographique de SF a traité... mais avec quelques biais liés aux contraintes habituelles : montrer surtout ce qui est cinégénique et potentiellement attractif à savoir :
Johnny Cab (Total Recall) et scans rétiniens (Minority Report)
Architecture
On l'a vu avec Métropolis et Blade Runner, en terme d'architecture, l'imagination des designers des films de SF se nourrit du contemporain (les buildings New-Yorkais de 1924 pour Fritz Lang par exemple) mais aussi du passé (voir plus haut comment Panem a été pensé dans Hunger Games). Globalement la vision du cinéaste s'accorde à la vision du spectateur car ils partagent les mêmes références : tout cela pour dire que les films de SF apportent rarement un choc esthétique dans la représentation de la ville. Il me semble que les projections de Paris 2020 de Vincent Callebaut ou le Sea Tree hollandais contiennent plus de dépaysement (?)
Paris 2020, Vincent Callebaut et la tour Sea Tree
B) La ville espace peuplé
On la dit et redit : la ville du futur est dystopique. En ce qui concerne les société les films de SF mettent en avant 3 caractéristiques : cosmopolitisme, déshumanisation, apartheid.
1) Une société cosmopolite
En s'éloignant bien sûr du sens négatif donné à ce terme par les penseurs du totalitarisme, on peut le définir simplement comme une communauté humaine diversifiée (à la fois multiculturelle, multiethnique, etc.). Blade Runner avait ouvert la voie et c'est le genre Space Opera qui s'en fait un écho très particulier avec la multitude des peuples de l'univers Star Wars ou Star Trek. Par contre les migrations, moteur principal de la diversité ne sont pas ou du moins très rarement abordées. Dans Elysium Neil Blomkamp l'aborde indirectement : le salut pour Max (Matt Damon) et le reste des habitants de cette Terre dévastée est Elysium, la station orbitale réservée aux riches. Métaphore des migrations actuelles cette situation sera résolue, dans le film, par un accueil général (mais forcé) des migrants, une sorte d'ouverture massive des frontières.
2) Une fourmilière sociétale, souvent déshumanisée
La foule est une caractéristique des villes dystopiques (quand elles n'ont pas été vidées de leurs habitants !) afin de les rendre plus oppressantes. Les réalisateurs s'y prennent de 2 manières principales : par des scènes de rue assez proches de l'image que nous nous faisons des foules asiatiques (Blade Runner par exemple) ou par l'amoncellement d'habitats verticaux. Pour ces derniers il est prouvé que la verticalité (tours, barres...) n'implique par forcément de fortes densités (les centres anciens sont plus denses) mais la perception qu'on en a est négative, ce qu'a su saisir le cinéma de SF.
Star Wars, un nouvel espoir et Equilibrium
Dans les films les plus noirs (Métropolis, THX 1138, Matrix, Equilibrium, etc.) les foules sont déshumanisées (visages inexpressifs, vêtements ternes, etc.). Là aussi le cinéma de SF se fait l'écho d'une perception solidement attachée à l'image de la grande ville, sans âme ni chaleur humaine, d'autant que les récits sont souvent centrés sur un héro qui, à l'image d'un Corben Dallas (Le cinquième élément), se construit par opposition à la masse.
Il y a donc, me semble-t-il, beaucoup de chemin à parcourir pour faire admettre que la ville durable peut être belle et dense !
3) Un apartheid territorial
La ségrégation socio-spatiale est certainement le thème le plus admis dans les dystopies urbaines du futur, nous l'avons abordé plus haut. Que nous dit la géographie de ce concept ? Selon Géoconfluences « La ségrégation est la séparation subie de groupes sociaux dans l'espace […] Elle désigne à la fois la séparation physique des lieux de résidence des groupes sociaux dans l’espace urbain [...] ; le processus de mise à l’écart de groupes sociaux [...] sur des bases ethniques, culturelles, socio-économiques […] les représentations qu’ont les groupes sociaux vis-à-vis de l’espace urbain et des autres catégories sociales permettent de légitimer la séparation spatiale. »
Le cinéma de SF a démontré beaucoup d'imagination pour spatialiser cette ségrégation par la verticalité : la terre surpeuplée et dévastée survolé par la station orbitale des riches dans Elysium ou Alita, Battle Angel ; le sol voire les sous-sols pauvres et les étages élevés riches comme dans le Paris de 2054 de Renaissance (film d'animation de Christian Volckman , 2006). Or il faut rappeler que cette ségrégation verticale relève beaucoup des mythes religieux (la Cité de Dieu, les pyramides Antiques...) et des sociétés anciennes (le donjon seigneurial par exemple) alors, qu'historiquement, il a fallu attendre les ascenseurs pour que les étages les plus élevés soient ceux de l'élite et non plus des classes populaires.
Parfois la SF met en scène des modèles géographiques « centre / périphérie » à leur manière. Dans Hunger Games la hiérarchisation sociale est organisée spatialement en 12 districts strictement hiérarchisés (Katniss vient du plus pauvre, le district 12). Dans Time out (Andrew Niccol, 2011) le monde capitaliste se divise entre un centre qui concentre les riches immortels et un ghetto séparé du centre par des murs, barbelés, et un no man's land. Dans Snowpiercer (Bong Joon-Ho, 2006, d'après la BD de Lob et Rochette) la ségrégation est représenté par un train en mouvement perpétuel (dans une Terre glacée) dans lequel chaque wagon est un territoire socioculturel, les plus pauvres en queue de train.
Enfin le cinéma de SF projette la ségrégation ethnique en la démultipliant et, parfois, en la retournant : dans District 9 tous les codes de l’Apartheid sont convoqués... mais les relégués sont les extraterrestres !
C- La ville espace gouverné
1) La gouvernance urbaine
Encore et toujours la dystopie ! Quand le film de SF évoque la gouvernance urbaine il emprunte 3 voies :
Cette question de la gouvernance n'est donc pas traitée dans ces films autrement que par la caricature et l'amplification de certains phénomènes observés dans les villes actuelles, en particulier la privatisation des services publics.
2) Lutte et révolte
C'est un dernier thème que maltraite le cinéma de SF. En effet, et cela se comprend pour des raisons cinégéniques et économiques, les tensions et conflits au sein des villes du futur ne sont que violents et manichéens, souvent le fait d'un personnage (le héros - héroine de l'histoire). La notion de gouvernance urbaine est l'une des plus complexe qui soit et le cinéma de SF n'est pas capable de rendre compte des acteurs, des enjeux et des réalisations.
Par contre ces films semblent, au moins implicitement, critiquer la gestion et la gouvernance actuelle des villes en montrant un résultat possible de leur actions.
Conclusion générale
La ville du futur au cinéma est donc la résultante des enjeux et des évolutions contemporaines noircie à l’extrême, à la fois pour des raisons de spectacle et de rentabilité mais aussi pour une fonction d'avertissement, plus ou moins explicite. Les thèmes privilégiés sont la dégradation de l’environnement, l'apartheid territorial et les faillites de la gouvernance.
On peut alors se poser quelques questions.
FILMOGRAPHIE
Voir les filmographies suivantes :
15 villes du futur imaginées par le cinéma de SF : VOIR.
20 films sur la ville du futur au cinéma : VOIR.
BIBLIOGRAPHIE (ouvrages - articles)
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